En ligne sur le site du ministère depuis mi-septembre [1], un "vademecum" décrit le rôle attendu de chaque acteur, de l’IEN aux enseignant-es, en passant par les CPC, l’équipe de circonscription et les directions d’école, pour « garantir, pour chaque élève, l’acquisition des savoirs fondamentaux », dans le cadre des dédoublements de CP et de CE1 en Education prioritaire.
Il a pour objectif de concrétiser « la plus-value de la mesure des classes dédoublées ».
Composé de 55 pages réparties en 5 chapitres complétés par des annexes, il s’appuie exclusivement sur les textes réglementaires et ressources diffusés depuis 2017 : les « programmes simplifiés » du 26 juillet 2018, les quatre notes au BO du 26 avril 2018, les attendus de fin d’année et repères annuels de progression du 28 mai 2019, auxquels s’ajoutent « deux ouvrages de référence », le guide orange (lecture et écriture) pour le CP et son équivalent (rentrée 2019) pour le CE1.
Les textes de référence entrés en application avant 2017 sont complètement passés sous silence : programmes 2015 (qui restent inchangés pour toutes les disciplines autres que maths, français, EMC), circulaire de refondation de l’éducation prioritaire et référentiel de l’éducation prioritaire.
I - Ce vadémécum s’adresse :
- Aux IEN : ils/elles en sont les premiers destinataires avec la charge de faire de la mesure de dédoublement une « priorité absolue » à l’échelle de la circonscription. Leur objectif principal doit être « la prise en compte des préconisations » par les enseignant-es.
Ils/Elles doivent « orienter le potentiel des formateurs et des accompagnateurs vers les objectifs fixés », « construire une parole commune autour des prescriptions » et « rendre compte à l’IA-DASEN des évolutions (pratiques pédagogiques et performances des élèves) ». La cohérence départementale est fortement recherchée. - À l’équipe de circonscription : les conseillers pédagogiques, les enseignants référents à l’usage du numérique, les coordonnateurs et les « formateurs en éducation prioritaire » constituent « l’équipe élargie ».
- Au RASED : sollicité pour impulser « des pratiques pédagogiques efficaces ».
- Aux conseillers pédagogiques : qui doivent « s’engager dans un parcours personnel de formation continue », afin « d’actualiser leurs connaissances pédagogiques et maîtriser parfaitement les préconisations et les ressources d’accompagnement ».
« Le choix des contenus de formation ne se fait pas en fonction de l’expertise du formateur (risque de spécialisation, d’enfermement dans des contenus figés et obsolètes) mais en fonction des besoins identifiés ». - Aux directions d’école : les directrices et directeurs d’école, associé-es à l’équipe élargie de l’IEN, « impulsent une harmonisation des pratiques et des supports d’enseignement dans l’école », aident à bâtir les emplois du temps des classes, exercent une veille pédagogique, facilitent l’appropriation des textes officiels, le partage et la réflexion autour des préconisations, des documents d’accompagnement, sollicite les personnes ressources et agissent pour l’harmonisation des supports d’enseignement et des pratiques d’enseignement efficaces.
- Aux enseignant es des classes dédoublées : ils et elles doivent mettre en œuvre une « pédagogie adaptée » et faire évoluer leurs pratiques « à l’aune du prescrit et des résultats des élèves ».
- Aux enseignant es des classes maternelles : les évaluations deviennent le cadre de la liaison entre l’école maternelle et l’école élémentaire.
II - Les modalités de pilotage préconisées
- Des visites de classe : une visite est effectuée dans chaque classe dédoublée, par le CPC ou l’IEN, dans la première période de l’année scolaire.
Préparée par le renseignement de documents préparatoires, elle est suivie d’un entretien individuel et d’un bulletin de visite qui consigne « les préconisations et les évolutions attendues ».
A l’issue de la première visite, « une contractualisation est élaborée » et un rapport écrit collectif non nominatif est remis à l’équipe à l’issue d’une réunion d’accompagnement collectif. Cette réunion, pilotée par l’IEN en présence de la direction d’école, a pour objet principal l’harmonisation des pratiques et le choix des supports d’apprentissage.
En période 3, a lieu une seconde visite suivie de réunions d’équipes. - Des objectifs mesurables : à partir des indicateurs que sont les résultats des élèves aux évaluations nationales ou locales et les observations sur les pratiques réalisées lors des visites de classes, l’IEN fixe « des objectifs mesurables à atteindre » aux « acteurs de terrain ». « L’analyse des emplois du temps est une composante de l’évaluation de l’efficacité de l’enseignement ». Même l’espace de la classe est organisé « en prenant appui sur les ressources EDUSCOL ».
- Le rôle du conseil des maîtres : des objectifs sont définis, tels que « l’appropriation des prescriptions et des ressources, le partage d’objectifs d’apprentissage, l’harmonisation d’outils, de progressions, de cahiers de référence, de manuels… ».
III - Les objectifs d’enseignement et les modalités d’apprentissage
- Centrés sur « les fondamentaux lire, écrire, compter » : la répétition, l’entraînement, l’automatisation et la performance sont mis en avant, les sciences cognitives servant de référence. Les évaluations nationales « forment une batterie de tests prédictifs » et occupent une place centrale.
Le vadémécum invite à compléter ces évaluations : on peut par exemple prévoir des « tests de fluence en lecture en fin de CE1 et de CM2 ». Il s’agit « de donner aux tests un caractère ordinaire », en toute « bienveillance ».
La relation individualisée enseignant/élève et le travail en petits groupes homogènes priment : « les échanges langagiers en relation duelle élève/professeur sont fréquents. Ils sont constitutifs d’une nouvelle manière d’enseigner », « le professeur personnalise son enseignement ».
- La lecture : un focus particulier est opéré sur la lecture à voix haute et la fluence. Au CP, le seuil de 50 mots par minute « doit être atteint ». Au CE1, les élèves doivent parvenir « à lire à une vitesse d’au moins 70 mots par minute ».
- Les mathématiques : moins développées que la lecture, il est surtout question de tables d’addition, de mémorisation d’algorithmes, de problèmes à deux opérations dès le CP, le tout « sans fichier ».
IV - Commentaires du SNUipp-FSU :
Ce vadémécum de « pilotage » vise à contrôler les pratiques de tous les acteurs : IEN, formateurs-trices, directeurs-trices, enseignant-es, même les personnels des RASED sont mobilisés. Pour ces derniers, on note l’absence du travail à construire autour des élèves confrontés à des difficultés.
La mission des formateurs telle qu’elle est déclinée ne laisse aucune place à une réflexion conduite avec les enseignants, à des conseils adaptés à leurs interrogations, ou à un encouragement à concevoir des situations d’enseignement variées.
Les besoins en formation sont « identifiés » lors des visites, jamais « exprimés ». Les directrices et directeurs passent d’un rôle d’animation pédagogique du conseil des maîtres à un rôle de relai des prescriptions et de veille de la bonne application de celles-ci.
De nouvelles missions attribuées par le vadémécum entrent en contradiction avec les préconisations du référentiel de compétences, issu des chantiers métiers.
Le collectif de travail qu’est le conseil des maîtres, lieu d’échanges et de réflexion pédagogique, est lui aussi placé sous contrôle et instrumentalisé au service d’une « harmonisation » généralisée des pratiques et des supports.
L’allègement de service en REP+ est systématiquement envisagé comme un temps de formation à la mise en œuvre des préconisations officielles : la relation aux familles ou aux partenaires est ignorée. Les enseignants ne sont plus envisagés comme des concepteurs mais comme des exécutants.
L’individualisation des apprentissages est mise en avant, le collectif apprenant n’est plus un point d’appui pédagogique. Les séances d’entraînement en « groupes de niveau » et « groupes de besoins » sont très fortement préconisées.
Ces exigences contradictoires ignorent les recommandations de la conférence de consensus du CNESCO sur la différenciation pédagogique : en écartant les ressources du groupe hétérogène et en ignorant l’apport des pédagogies coopératives, elles augmentent les risques de creuser les écarts.
La conception de l’apprentissage de la lecture est strictement « étapiste » : syllabes, puis pseudos mots, mots, puis phrases, puis textes 100% déchiffrables, au moins pendant les périodes 1 et 2. Concernant la place de la fluence, on peut citer Roland Goigoux : « Le ministère a délibérément choisi un seuil exigeant [pour la lecture à haute voix] pour des raisons stratégiques : imposer les ateliers de fluence présentés partout comme la nouvelle panacée de la pédagogie de la lecture, au risque de se substituer à tout l’enseignement de la compréhension ».
La référence à l’enseignement explicite de la compréhension tel que défini dans les programmes 2015 est ignorée.
Les préconisations concernant syntaxe et orthographe relèvent de « règles à appliquer » : aucune démarche de découverte des textes et de leur organisation, ou d’interrogation sur la morphologie des mots et sur les marques grammaticales : « savoir appliquer les règles est indispensable ».
Les « leçons de vocabulaire » sont décontextualisées, de même que « l’enseignement effectif de la grammaire, régulier et explicite ».
En mathématiques, ce n’est pas la notion à construire de quantité qui domine. Si des « manipulations » sont évoquées, l’objectif reste confus.
Pour les élèves d’éducation prioritaire, l’accès à tout ce qui fait sens est donc différé, sous prétexte que « ce n’est que lorsque les procédures de décodage sont complètement automatisées que l’élève peut se concentrer sur le sens du texte qu’il lit ».
Le vadémécum signe l’abandon de toute dimension culturelle des apprentissages : l’effectif allégé n’est jamais évoqué pour favoriser les sorties scolaires à visée culturelle.
Pourtant la culture participe à la réduction des inégalités scolaires (voir Lahire et al).
Le pilotage repose également sur une pression morale. Le document précise en effet que « ce nouveau contexte d’enseignement exige un effort d’implication et de conviction ».
Au cas où des enseignants réfractaires ne comprendraient pas le bien-fondé des approches prescrites, et « pour ancrer la légitimité de la mesure, l’inspecteur et ses conseillers en appellent à l’éthique professionnelle des professeurs, au sens de leur mission, au souci de l’élève ».
V - Conclusion
A l’opposé de ce vadémécum, le SNUipp-FSU amplifie sa campagne de re-légitimation professionnelle des enseignant-es, afin qu’elles et ils reprennent la main sur leur métier.
La mise en ligne de l’observatoire du travail enseignant permet aux équipes pédagogiques concernées de témoigner des pressions subies et des atteintes à la professionnalité enseignante.
Une attention particulière est à accorder à la direction d’école et aux formateurs et formatrices dont les missions sont mises en cause, voire dévoyées.
Le renforcement des collectifs de travail est une priorité pour proposer aux enseignantes et enseignants des classes dédoublées une issue à l’isolement face au pilotage hiérarchique renforcé.
Pour ce faire, les textes réglementaires antérieurs à 2017 et qui n’ont pas été abrogés constituent des points d’appui pour contre-carrer les présentes recommandations officielles, en particulier le référentiel de compétences de l’éducation prioritaire qui valorise la dimension culturelle des apprentissages et le travail collectif.
A noter que le pilotage de la mesure étant décrit comme une « priorité absolue » de l’IEN à l’échelle de la circonscription, il est probable que des écoles hors EP soient également impactées.